Entretien avec VINCENT TIFFON, professeur de musicologie à l'Université Lille 3, chercheur au CEAC (Centre d'étude des arts contemporains).
Entretien réalisé par Frédéric Gendre, chargé de médiation scientifique à la MESHS
Frédéric Gendre : L'idée de cette discussion est de faire le tour des projets que tu portes ou auxquels tu participes et qui sont soutenus par la MESHS. J'en compte trois : « MuTeC » et « Praticables », deux projets ANR (Agence nationale de la recherche) ainsi que le colloque TCPM, lié à MuTeC. Trois chantiers ouverts à la MESHS et aujourd'hui refermés ou en voie d'achèvement. Peux-tu, avant d'aborder les projets, dire deux mots de ton laboratoire de rattachement, le CEAC et de l'équipe EDESAC au sein du laboratoire ?
VINCENT TIFFON : Le CEAC est un laboratoire qui réunit des chercheurs dont les objets de recherche et les programmes sont larges, parfois contradictoires mais tous en lien avec l'art contemporain. Comme premier axe de recherche, le CEAC propose « l'espace » (qui est une thématique de recherche très transversale, pilotée par Anne Boissière, sous l'angle de l'esthétique). Le second est « l'exposition » (piloté par le cinéma et les arts plastiques), mais où nous-mêmes — l'EDESAC — nous nous inscrivons, notamment avec le contrat « Praticables ». Il existe d'autres axes comme « l'herméneutique », ou « la génétique », par exemple, qui touche le théâtre et la musique (dans lequel j'inscris « MuTeC »). Il y a donc des disciplines constituées qui peuvent aider à comprendre le phénomène artistique dans son processus de création, quelle que soit la méthode. Ce ne sont pas des programmes de recherche — et c'est bien là l'enjeu – mais des thématiques de recherche qui permettent de fédérer des chercheurs d'horizons très différents avec des objets de recherche aussi très différents. Là où nous — quand je dis nous, je parle D'EDESAC, un collectif d'étudiants avancés et de chercheurs ou enseignants-chercheurs — nous ne nous sentons pas tout à fait à l'aise, c'est que nous avons besoin de programme, nous avons besoin de projets intégrés des programmes bornés, avec un début et une fin, avec des réalisations définies qui ne soient pas uniquement des journées d'étude ou des colloques, mais vraiment des programmes de développement de recherche. Les contrats ANR permettent cela, mais pour émarger à ces contrats, pour avoir une force institutionnelle, nous avons ressenti le besoin de nous constituer en équipe. Une équipe, c'est donc, à l'intérieur d'un laboratoire, un groupement d'individus qui ont un intérêt commun pour un programme de recherche donné. C'est l'exemple de M-Pace dans le laboratoire URECA, ils se sont constitués pour un programme spécifique, même si M-Pace est aussi devenu un plateau technique. D'une certaine façon, EDESAC est aussi devenu un plateau technique, et nous avons d'ailleurs en commun une plateforme physique pour nos expérimentations. M-Pace et EDESAC sont très proches structurellement, à ceci près que M-Pace a une masse critique beaucoup plus importante que nous. En résumé, l'EDESAC est une forme de fédération de chercheurs qui ont un champ de recherche commun, pour émarger à des programmes types ANR ou autres. L'élément déclencheur a été la labélisation CREST (Centre de ressource et d'expertise scientifique et technologique) au niveau de la Région (NFID - Nord-France-Innovation-Développement), qui nous a beaucoup aidés et nous a posés, institutionnellement parlant. L'EDESAC a été labélisé par la région comme étant un centre de ressource scientifique pour des entreprises qui voudraient avoir une expertise sur le design sonore, sur les installations, etc. De la même façon, M-Pace, au sein d'URECA, est centre de ressource et d'expertise sur l'observation du comportement, des émotions, de la perception, etc.
Une telle labélisation, une telle constitution d'équipe amènent-elles à un budget propre, à des moyens spécifiques pour un plateau technique ?
Bien sûr, c'est même l'idée. Une fois que nous avons une certaine visibilité, même si institutionnellement nous ne sommes pas autonomes — nous appartenons au CEAC — nous avons une ligne budgétaire propre au sein du laboratoire, que l'on alimente. Lorsque nous allons chercher de l'argent à la direction de la recherche — nous avons émargé au bonus qualité recherche en 2007, c'est ce qui nous a permis d'acheter les premiers matériels —, lorsque nous réalisons des prestations pour des entreprises ou des collectifs d'artistes, lorsque nous avons des financements spécifiques liés à un contrat de recherche de type ANR, cela est fléché sur notre ligne propre. Ce qui ne nous donne pas une autonomie, mais une certaine gouvernance.
Un point sur lequel je voudrais revenir : constituer une équipe propre au sein du laboratoire nous permet aussi de faire travailler les étudiants avancés (M1, mais surtout M2 et doctorants) avec une synergie plus forte, de sorte qu'ils ont vraiment l'impression de travailler collectivement et non pas en étant noyés dans une équipe pluridisciplinaire et confrontés à des disciplines dont ils ne se sentent pas particulièrement proches.
Le disciplinaire, dans le cadre de la formation, serait un préalable à l'interdisciplinarité ?
C'est cela.
Rentrons dans le vif du sujet de la recherche par ses « premiers principes ». En lisant les programmes et les projets dans lesquels tu t'investis, avec l'équipe EDESAC, il apparaît immédiatement que la médiologie prend une place prépondérante en musicologie. Est-ce un discours de la méthode ?
C'est un peu ambigu. La médiologie a peu pignon sur rue à l'université. Son concepteur initial est Régis Debray, qui n'est pas universitaire. Il a été un éphémère professeur à l'Université de Lyon. Sur le tard, il a passé un doctorat et une habilitation à diriger des recherches, qui sont reproduites d'ailleurs dans deux ouvrages. Mais il n'est pas un universitaire « canonique ». Par ailleurs, la méthode, telle qu'elle est décrite par Régis Debray, vulgarisée à travers l'Introduction à la médiologie en 2000 (Presses Universitaires de France), ouvrage plutôt destiné au premier cycle de philosophie, peut poser certains problèmes pour des universitaires pointilleux. Il n'empêche que pour moi, cela a été fondamental et je persiste à rester un médiologue spécialisé dans la musique, précisément parce que nous n'avons pas d'outil en musicologie — à mon sens — qui permettent de comprendre la relation entre l'écriture (tout ce qui tourne autour du graphe, l'écriture musicale à l'ancienne, qui existe toujours sur le papier) et ce qui s'est joué au moment de l'invention de l'enregistrement sur des supports analogiques puis numériques. Nous n'avions pas d'outil qui permette de comprendre cette relation ; or mon sujet de thèse était initialement la musique mixte, à savoir la tentative de comprendre ce qui se joue dans une écriture qui mélange deux paradigmes, deux technologies radicalement différentes que sont l'écriture graphique et l'enregistrement analogique. C'est par le biais de la médiologie que j'ai pu déverrouiller ce problème de méthode. Ma thèse finalement est une thèse bien plus du domaine de l'histoire que de l'esthétique parce que je n'avais pas ces outils-là. C'est lors de mon habilitation à diriger des recherches que j'ai pu mettre en place cet outil méthodologique. La médiologie est donc une réponse tardive à un questionnement initial (...)
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